I don’t Know. I’m the Author. I can’t Say. I’m Looking.

Disjonction

Sofia Borges ne travaille pas, elle vit. Mais aussi loin qu’elle remonte, elle constate que sa vie est recouverte par les vagues d’une interrogation multipolaire. Et chaque fois qu’une période semble se terminer, elle se retrouve comme emportée par la vague, un peu plus loin, un peu ailleurs encore. Et à chaque fois, pourtant, c’est la même impression qui l’assaille, la même interrogation qui la fait se relever : penser, c’est accepter de vivre au cœur du non ratioïde, et vivre c’est penser la réalité au moyen d’éléments qui ne relèvent pas tous de la raison.

Sofia Borgès vit dans cette dissociation entre les vérités acquises et les évidences partagées, dans cette disjonction entre perception et signification, dans cette « schize » entre évidence et interrogation, dans cette faille entre les figures du sens et les cris nus que des choses muettes lui adressent. Et après chaque vague qui l’emporte et la ressuscite, elle creuse encore ce gouffre, cherchant non à répondre à ces questions qui l’assaillent mais à formuler une nouvelle question dans laquelle elle pourrait pour quelque temps habiter. C’est pourquoi son travail est véritablement et pour toujours un travail en cours.

Cette exposition est un moment de mise au point dans le mouvement de sa vie, et pour nous une plongée dans les arcanes d’une pensée en extension.

2. Le non vu

Comment rendre compte d’une pensée en constante évolution ? Sofia Borges le fait essentiellement par des images, des photographies, mais des photographies qui sans être abstraites ne représentent rien de « réel », sauf comme elle, à admettre que le gouffre entre sens et signification, entre image et chose, peut être rendu réel, ou du moins perceptible à travers des images.

Ses images, aussi paradoxal que celui puisse paraître, traquent l’invisible, pas au sens où il faudrait montrer ce qui se cacherait derrière les choses, être suprême ou illusion des sens, mais pour rendre sensible ce qui la saisit elle, ce questionnement qui ne la lâche jamais, cette impression récurrente de l’absence de sens de la vie. Mais là où de nombreux créateurs tentent d’imposer une signification aux choses malgré elles, Sofia Borges accepte de se saisir de ce fait que la vie, les choses, les êtres ressemblent plus à des fantômes qu’à des êtres doués de raison. Plus pétris de rêves que de chair, plus liés au vide que libres et maîtres de leur conscience et de leur corps, ces fantômes elle les fait littéralement paraître sur l’image. Et à travers eux, elle fait émerger du visible même le non-vu.

Le non-vu est cette faille qui sépare l’acte de penser du geste intime de croire. Le non-vu est la peau de la question qui s’impose et qu’on a peur d’accepter lorsqu’on découvre, en soi-même, la fragilité du vide qui creuse le sens même de la vie.

3. La question ? I don’t know !

Après trois ans de voyages et de séjours à l’étranger, l’artiste s’est doublé d’une curatrice pour un projet improbable de résidence dans un ancien hôpital désaffecté au cœur de Sao Paulo. Et là, une nouvelle vague l’a soulevée et conduite vers des zones nouvelles. Elle s’est enfermée dans son atelier pour une plongée en elle-même avant de se rendre à Matarazzo. Les œuvres qu’elle produit alors sont à la fois le produit de cet enfermement et le résultat de cette “rencontre” avec ce lieu si singulier et si puissant.

C’est cette expérience qu’elle nous livre dans cette exposition intitulée « I don’t know ». Ce titre est à prendre au pied de la lettre, parce que, dans son univers, à la différence du nôtre, rien ne tient. Toute son énergie, elle la mobilise pour faire l’expérience de cette instabilité radicale : celle du sens, celle des évidences, celle de nos croyances, celle de notre incroyable prétention au savoir, celle du sujet même qui produit ces énoncés, celle de la matérialité des choses.

One day I realized that since the beginning my works were not about answering a question, but about raising one. Un exemple de question : Qu’y a-t-il avant la caverne de Platon ? Réponse : I don’t know, I’m the author, I can’t say, I’m looking

Mais dans ce « non savoir » si cher à Bataille, il a avant tout l’acceptation du fait de ne pas savoir comme source de la mise en mouvement de la pensée partant à la rencontre du non sens.

Et soudain quelque chose émerge, dans cette résidence où elle cherche solitude et possibilité d’habiter ses questions. Un jeu complexe entre des formes en céramique, des images rapides et mises en scènes instables, un prolongement de l’interrogation sur la structure d’attente de l’image et la rencontre avec le cœur d’une histoire ancienne et si actuelle, celle de la tragédie grecque.

Non que Sofia Borges se mette à écrire une pièce de théâtre inspirée des tragiques grecs ! Simplement elle découvre dans cet hôpital désaffecté que la mise en scène, d’images, d’objets en céramique, de l’espace et de textes forme une nouvelle constellation permettant de tenir et d’exister face au non sens.

Les textes – poèmes, analyses, développements d’idées, esquisses de questions possibles, impressions – jouent un rôle majeur dans le travail de Sofia Borges. Le texte n’est pas ici celui de la narration mais la tentative de dire malgré tout par des mots l’impossible dans la pensée.

Son travail consiste en cette dans cette capacité à faire tenir ensemble des éléments apparemment hétérogènes et à faire émerger de leur rencontre une nouvelle question. La question ici, c’est celle de la tragédie. Ensemble, ces éléments visuels, plastiques et textuels mettent à nu une part un peu oubliée au cœur même de la définition de la tragédie selon Aristote. Pour elle, le tragique se révèle dans l’incapacité des personnages à comprendre les mots même qu’ils utilisent pour dialoguer. La tragédie se nourrit à cette source à la fois intime et « extime », la duplicité, autrement dit l’impossibilité de faire coïncider les différents éléments qui concourent à la fabrication du sens.

Avec « I don’t know », Sofia Borges met en scène sous forme d’un assemblage d’élément désassemblés, cette conjonction astrale improbable entre étoiles neuves et planète inconnues, entre croyances déchues et espérances bricolées, entre énergie trouvant sa source dans la nuit de la terre et déchirure psychique face au non sens. Car c’est là que plongent les tentacules de la réflexion de Sofia Borges dans la nuit sans nom qui précède le doute, dans le silence troublé des profondeurs d’où remontent des voix qui la troublent.

Texto de Jean-Louis Poitevin

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